Balade mégalithique au travers des Pyrénées

Les Pyrénées sont mystérieuses, dans les plis de la géologie sont enfouis des secrets, des sommets s’écoulent des légendes colportées par le temps et tels des sentinelles les mégalithes sont foison. Sur la dizaine de milliers que compte la France, 1 500 sont recensés dans la zone montagneuse des Pyrénées. Autour des pierres danse la transcendance de croyances lointaines, de civilisations disparues, ancestrales. Recueillement minéral du souvenir d’une caresse, d’une prière, de voeux de fécondité, de morts divinisés, de peurs exorcisées, de dimensions occultées, d’épreuves d’initiés. Les cultes se sont éteints, l’empreinte toponymique perdure. Voyage dans le temps, à l’aube de la sédentarité et du pastoralisme. La parole en archipel, la poésie du monde, Seules les traces font rêver, écrit René Char.
La montagne m’invite à jouer les chercheuses de trésors.

La Peyra Escrita

26 mai 2018 - Une journée entre les averses, ce printemps le déluge, on l’a bien mérité. Je prends la route aux aurores, il me faudra deux heures pour rejoindre le nord du Capcir. Il y a d’abord la route de montagne familière qui me mène à la grande vallée, celle de l’autoroute d’Andorre dite route du Pas (de la Case). A sept heures le trafic est déjà continu, samedi matin toujours pressés, clope-booze-red bull et speed légalisé – les véhicules sont immatriculés 31, les citadins de Haute-Garonne s’en vont s’approvisionner ! Sortie du rang consumériste, de la nationale à la départementale, les lacets de la D25 forcent à réduire sa vitesse de moitié. Je passe toutes ces micro stations de ski, Ascou-Pailhères-Mijanès, sont-elles désaffectées ? Sur le replat deux ou trois grosses bâtisses défraîchies : accueil, cafétéria et dortoirs, un énorme parking au bitume dégradé, deux ou trois remonte-pentes. Personne. Sur le chemin, je croise trois véhicules dont un de la DDE. Route impeccable, le ruban lisse de bitume noir serpente entre de frais marquages blanc. Quand cette économie de la dilapidation atteindra-t-elle donc ses limites ?

Depuis Espousouille je pénètre la forêt des Camporells labellisée d’exception par l’ONF, je marche le long de la piste forestière – pins sylvestres, pins à crochets, sapins, noisetiers, une écorce rongée par un cervidé, en fond de vallée le chapeau pointu du Pic de Mortiers.
Barraca de la Jaceta, cabane ouverte. Sur mon massif des Pyrénées tous les refuges sont désormais fermés, le dernier resté ouvert a vu tout son mobilier brûlé, y avait plus de bois on a brûlé les bancs et la table. A présent les bergers et vachers en possèdent les clefs, et Rina passe-partout peut y avoir accès ! Un peu plus loin la Barraca de la Jaça de la Llosa, toute pimpante et coquette, à l’extérieur une jolie pancarte, à l’intérieur propret murs blanchis à la chaux, toile cirée à carreaux, carte IGN soigneusement encadrée, bougeoirs bouteilles et bougies fournies. J’y lis la plaquette de « Tous à poêle », une association alpo-pyrénéenne organisatrice de chantiers participatifs de réfection des cabanes, je cite : « Tous à Poêle organise des chantiers bénévoles de bichonnage où travail rime avec ripaille. » Laissons-nous tenter !
Je longe le cours grondant de la Galba, le remous brasse un limon minéral d’un gris bleuté. Les cieux sont volages, des flots de nuages circulent dans un lit atmosphérique passant dans l’instant de l’éclaircie à l’ondée, de l’argenté à l’anthracite. Quand le vent balaie les nuages, le rayon du soleil de cette fin de mois de mai échauffe les molécules olfactives de la pinède, exhalaison d’encens résineux. Appel au soleil : les oiseaux modulent leurs pépiements aux variations lumineuses. Depuis février à moyenne altitude, il pleut sans discontinuer, alors au-delà de deux mille mètres il a beaucoup neigé… Un éboulis rompt brutalement le silence qu’ourle la neige, une plaque rocheuse s’est détachée de la paroi des Serras Verds entraînant dans une explosion poudreuse quelques beaux rocs qu’il n’aurait pas fait bon recevoir sur le crâne. Depuis l’autre versant de la cuvette, j’assiste au spectacle. Le rec (ruisseau en Catalan) de la Peyra Escrita est torrentiel. Les grenouilles ont pondu leurs œufs directement sur la neige. J’observe une marmotte avancer péniblement sur l’étendue blanche, tu peux retourner te coucher jolie bête !

Trois groupes d’humains croisent mon chemin : deux pêcheurs cane sous le bras rentrent bredouilles, le poisson ne peut que filer dans pareil courant ; deux skieurs skis à l’épaule extatiques de descente ; trois femmes qui comme moi tentent l’ascension, catalanes, je ne referais pas la même bourde à l’écrit qu’à l’oral où je leur ai baragouiné quelques mots espagnols, catalanes attachées à leurs racines. J’adore rencontrer les Catalans frontaliers, ils rient volontiers, se baignent nus, prennent un plaisir apparent et communicatif à partager ce moment de luxure, Mmmmh la montagne ! Mon interlocutrice catalane répète trois fois dans nos dix minutes de conversation : « C’est beau ici ». Rien à redire. Sourire et guidance des belles dames. Dans cette neige le balisage du GR est invisible, j’ai un bout de carte IGN imprimé depuis Géoportail et mon habitude de me balader au nez, les filles ont pour leur part la carte IGN en entier, le GPS et l’envie de m’aider à trouver mon site archéologique. Elles confirment ce que je pensais, le site je viens de le fouler, au travers d’un mètre cinquante de neige. Dans la petite vallée glacière, l’on devinait le rec à ses résurgences en cascades et à ces bandes sinueuses ocrant légèrement le manteau blanc que je sautais en prenant de l’élan pour ne pas me retrouver comme une nigaude les pieds dans l’eau. Les dalles gravées sont enfouies sous la neige, à la prochaine.

24 juin 2018 - Retour sur le massif du Capcir, le neige a fondu, le ciel est d’azur, les monts bleus de Prusse zébré de blanc. Je suis venue avec mes fils, leur promettant une aventure archéologique (des gravures préhistoriques et un arrêt en Cerdagne sur le trajet retour pour voir des dolmens et des menhirs).
— En vrai ?
— Oui, comme dans Astérix.
— Pf ! dans Astérix y a que des bêtises, les Gaulois ne mangeaient même pas de sanglier !
Pour la première fois Nil porte une partie du bivouac. Maman seule, il eut fallu oublier les lectures et les goûters gourmands. Marcher ok, mais après l’effort, le réconfort !
Quatre heures de grimpette, raide, les garçons se moquent de leur mama sherpa : « Tu ressembles à une mamie ! ». Le plus jeune gambade tel l’isard dont nous n’apercevrons que les empreintes dans la neige. L’aîné se traîne comme une limace, la saison randonnée a commencé tard cette année, premier bivouac possible fin juin… Le garçon devenu écolier manque d’entraînement, trop de temps sur le banc. « J’ai chaud, j’ai soif, j’ai mal aux pieds, j’arrête ! » Fatiguée, rester stoïque. Enfin la montagne me donne un second souffle, de chaque foulée je pompe de l’énergie, merci montagne de vie.
Explosion florale olfactive et colorée ! Prairies en folie, rhododendrons en pâmoison, narcisses des poètes, grelot discret du myrtillier, les fleurs s’épanouissent jusqu’au sommet.
Un petit groupe de retraités est arrêté sur le sentier, une grand-mère s’exclame face au bondissant Salem :
— Bravo !
— Quel âge a-t-il ? me demande-t-elle puisque l’enfant est déjà loin devant.
— Cinq ans.
— Un enfant qui marche… s’émerveille-t-elle. Je ne de demande pas son âge à cette dame dont le décolleté laisse apparaître les boursoufflures perpendiculaires d’une profonde cicatrice, il me semble cependant que c’est elle qu’il conviendrait de féliciter…
Nous avons suivi le GR du tour du Capcir, d’Espousouille aux étangs du Camporells, marquage rouge et jaune sur le rocher et sillon des randonneurs dans l’alternance terre et névés. Nous sortons du sentier pour nous diriger vers ce vallon niché entre le pic de Mortiers et le puig de Terrers. Le gispet est encore couché du souvenir de la masse neigeuse. Perce la renoncule des glaciers. Une jungle, un parterre de grandes gentianes. Une sente animale est dessinée dans les herbes, nous l’empruntons, naturellement. Nous eûmes pu passer ailleurs. Bêtes et hommes trouvons notre déambulation aimantée par un chemin. Suivons-nous un cheveu de Pyrène, femme de légende, amoureuse et abandonnée ? Quand Hercule revint et qu’à son ambition fit place le regret, il lui bâtit le plus haut des tombeaux, ainsi sous les Pyrénées repose l’amour pour l’éternité. L’amour veut vivre, emboîtons son pas.

Sur l’aplomb de la paroi une bête furette, à pas de renard, corps roux tapi suivi d’un panache gris, « Oh la la ! » s’exclame Salem me pointant du doigt une marmotte qui s’est aventurée hors du terrier. Mais que font les sentinelles ? Les garçons sifflent pour avertir de la présence du prédateur.
Les flots du rec de la Peyra Escrita trouent les amas neigeux d’un évent d’où giclent trombes d’eau, gouttelettes et souffle vaporeux – haleine du vivant de l’eau. Enfin nous pénétrons ce petit vallon marécageux sillonné des canaux du ruisseau où reposent de larges dalles de schiste, roche tendre offrant une surface plane. Le site encaissé s’élève à une altitude de 2 230 m. Au creux de ce haut lieu, est inscrit un message. Des hommes préhistoriques, puis des bergers, puis des promeneurs, ont superposé une graphie, leur trace. Gravures légères ou ancrées, tracé délié ou grattage répété, outil de pierre puis de fer.
Tandis que les enfants jouent, collectant des éclats rocheux – le schiste se prête à leur imagination et se fait outil, pointe, lame… la silhouette des névés dessine un monstre, un animal, une chimère... – la pulpe de mes doigts serpente la pierre pour rejoindre la fine incision de l’homme d’autrefois. Les premières gravures datent de l’âge du bronze (3000 à 1000 av. J.-C.). Elles ont été étudiées par l’archéologue spécialiste de l’art rupestre, Jean Abenalet. Elles appartiennent à une culture protohistorique présente dans l’arc méditerranéen de la Péninsule ibérique aux Alpes italiennes. Cet art schématique linéaire se caractérise par des gravures fines et continues représentant des signes géométriques, écriture symbolique : cruciforme, arboriforme, soléiforme, rouelles, marelles et grilles, flèches, méandres et zig-zags, pentacles… ainsi que des figures anthropomorphes et zoomorphes stylisées. Hypothèses et interprétations, les archéologues attribuent à cet art une signification religieuse – une mystique de la Nature, un culte de l’Eau, des rites invoquant les puissances tutélaires du lieu. A proximité de ces sites gravés protohistoriques se retrouvent des lieux à la toponymie infernale, diabolisation des anciens rites et divinités à l’avènement de la chrétienté. En aplomb du vallon, insoupçonné, l’Estany del Diablo, lac glaciaire sans déversoir apparent serti de l’éboulis de pentes raides et instables. Ovale parfait d’eaux gelées, virgule turquoise de dégel, miroir opaque de beauté. La profondeur de ses eaux sulfureuses reste insondée et la croyance disait qu’y jeter une pierre déchaînait les nuées.
L'estany del Diablo
Sur ces mêmes pierres se retrouvent des signes pastoraux qui furent gravés entre le 16ème et le 19ème siècles, combinant des initiales à des formes géométriques le plus souvent surmontées de la croix chrétienne. Ces signes étaient ceux du marquage des brebis et attestaient du droit de pacage des propriétaires des troupeaux. A cela s’ajoutent des graffitis contemporains, familiarité de notre alphabet et culte de l’individualité, prénoms et patronymes associés à une date. Différentes calligraphies, pleins et déliés des siècles passés, capitales de la modernité. Et les cœurs de nos amours perdues, « Hou les amoureux ! » s’exclament mes deux petits plaisantins dont les petons nus tapotent la dalle.
Gravure dite du Sorcier
Faut-il condamner ces pierres au musée ? L’amalgame des diverses gravures montre combien la notion de patrimoine culturel est récente. Le site qui n’est pas classé aux Monuments historiques a été pillé, ont été prélevées des gravures reproduites dans les publications. De retour à la maison, je vous les transmets par quelques dessins. Laisser une trace, n’y pensons même pas, partageons comme une belle balade, une mémoire. La Peyra Escrita | Danseuses et magicien | Gravure zoomorphe | Signes pastoraux

La nécropole d’Okabé

31 juillet 2018 - Rondeurs des collines, et si n’existait déjà la couleur vert prairie, le vert basque serait bien nommé. Je roule vers Iraty. La route d’accès n’a été réalisée qu’en 1964, le lieu longtemps inhabité et inexploité est resté préservé et sans qu’il bénéficie d’un statut de protection particulier, sa faune comme sa flore sont d’une remarquable diversité. A l’automne se déroulent les très décriées chasses à la palombe, tandis que le col d’Organbidexka est l’incontournable rendez-vous des ornithologues venant observer et recenser les migrations des rapaces, cigognes, grues, pigeons et passereaux qui par millions franchissent les monts en direction du Sud. Les travaux d’aménagement routiers se poursuivirent dans les années 70 au détriment du patrimoine mégalithique, deux cromlechs furent détruits et trois endommagés.
Iraty – c’est la rivière qui a donné son nom à la forêt enchantée qui s’étend sur les versants français et espagnols des Pyrénées basques – 17 300 hectares de hêtraie (90% de peuplement), la plus vaste d’Europe occidentale. Confluence des rivières Urtxuria et Urbeltza (l’eau blanche et l’eau noire en Euskara, la langue basque) l’Iraty naît au cœur de la forêt qu’elle irrigue d’errekas, d’un réseau de ruisselets. Eau douce et verdure tandis que soixante kilomètres au-delà se trouvent les étendues salées de l’Atlantique. Comme le vingtième siècle a capitalisé l’eau que retient le barrage d’Irabia, la rivière Iraty compte parmi les plus utilisées pour la production d’hydro-électricité.

Nous sommes arrivés. La route, les règles de bonne conduite, à oublier. L’antinomie de la forêt. Nous installons notre camp le long du torrent, dans l’ombre des grands hêtres où rampent les mousses. Allongée sur le tapis vert d’humus, mes doigts peignent la chevelure d’ange d’une fine et éparse pelouse, buttant contre quelques reliquaires feuilles brunes roulées comme de petits parchemins que je déroule pour lire les messages sylvains. Aux cieux des bois une constellation de rameaux noirs et des étoiles vertes dansantes. Sur la pente qu’a creusé le lit de l’eau ondoient des reflets de lumières. File l’eau au rouet des rochers, le son feutre mes vilaines pensées.
Maman rêve tandis que les superactive kids sont à l’œuvre. Après reconnaissance du nouveau terrain de jeu, les habits ont volé déposant de petites flaques colorées sur mon matelas de mousse. Ils sont à l’eau où la trace de leur passage se prolonge : un élevage de limaces sur la berge, un bassin de rétention de têtards, un parc aquatique façon aquarium zen pour la vedette du moment : un euprocte des Pyrénées, salamandre reconnaissable à sa ligne médiane jaune vif. Les eaux sont pures, au bout des cannes à pêches quelques papis s’aventurent le long des ruisseaux aux abords du plateau de Cize où sont autorisés les camping-cars. Les garçons m’amènent leurs belles prises, le cadet pince l’euprocte de ses petits doigts, l’aîné porte une colossale limace des bois.
— Tiens-la par le dos sinon tes doigts vont coller.
— Oui oui je sais, me répond-il les doigts définitivement englués.

Au lever du jour, nous grimpons notre bout de GR10 en direction d’Okabé. La montagne est enrobée d’une épaisse brume qui nous nimbe à nous imbiber. Mes virées mégalithiques me ramènent aux éléments, irrémédiablement. La pluie et le beau temps, jamais je ne ferai ! Tambour de gouttelettes, les feuilles craquettent, effervescence d’humidité. Le soleil basque est capricieux. Jainkoaren begi, désignation du soleil signifiant l’œil de Dieu, est placé au centre de la cosmogonie. La mythologie basque repose sur la déesse mère, Mari, Dame de tous les génies telluriques, mère d’Atarrabi et de Mikelats, du bien et du mal. Cette culture matriarcale serait héritée du paléolithique, où l’homme fut chasseur-cueilleur. Ama Lur, la Terre-Mère, littéralement amour terre, est le ventre ou la matrice qui chaque jour enfante Eguzki, le soleil et Ilargi, la lune. Les noms chantent, la terre tourne. Eguzki amandrea badoia bere amangana, se perpétua la tradition de saluer l’astre familier, fille de la terre que l’on nommait grand-mère. Les signes solaires sont récurrents dans l’art populaire basque. Le plus célèbres est le Lauburu, la croix hélicoïdale basque. Courbe svastika, cycle de la vie, rotation universelle – symbole religieux que l’on retrouve de l’Europe à l’Océanie, symbole d’éternité de l’Orient hindou, jaïniste et bouddhiste.

Notre intrusion sur le sentier débusque un vautour percnoptère, la silhouette blanche frangée de noir plonge dans le ciel sous nos exclamations. Nous traversons une jeune hêtraie que l’exploitation forestière est venue tourmenter, les fûts sont numérotés pour l’abattage, le sentier s’est fait piste carrossable, la pente est saignée de tranchées le long desquelles tomberont les troncs. C’est pourtant à toi forêt que nous devons cette riche terre, ces belles butes et ces estives verdoyantes. Le premier pâturage est couvert d’une mer de fougère aigle, l’ennemie végétale des éleveurs, plus invasive que le prédateur. Et plus haute que les cromlechs…
Plus haut, la hêtraie n’est plus exploitée. Au pied des vieux arbres poussent des champignons. A l’entrée du plateau d’Okabé, un gros roc oblong est poli comme une porte. Au sortir de la forêt, le couvert végétal change : pelouse d’alpage et touffes de jonc des Pyrénées. Vaste prairie où de mai à novembre paissent les troupeaux. Le paysage montagnard porte la marque d’une culture pastorale ancestrale. Les premières traces de l’implantation humaine remontent à plus de sept millénaires. Au croisement des voies de transhumance, aux points où la vue se dégage et s’ouvre vers les monts et les cieux, se trouvent les cercles mystérieux. Les saisons se succèdent. Les bruyères sont en fleur : bruyère callune, bruyère vagabonde, bruyère de Saint-Daboec espèce endémique aux clochettes fuchsia de gaieté. Les myrtilliers sont en fruit. La brume recouvre ce jour d'été de volutes que pousse un vent léger nous offrant quelques mètres à peine de visibilité. Pour les panoramas réputés de toute beauté, nous repasserons ; nous ne verrons ni le pic d’Orhy (2 017 m) ni le sommet d’Okabé (1 466 m) qui n’est pourtant guère plus loin que le bout de notre nez. Salem me fait remarquer que l’on y voit mieux, et c’est vrai. Concentrés dans notre bulle de visibilité, nous observons différentes espèces d’araignées sur leurs toiles perlées. Silence épais, Couic couic font nos Kway et nos souliers détrempés, les cromlechs ont quant à eux revêtu leur cape d’invisibilité.

J’ai abandonné les garçons sur un amas de rochers avec pour consigne de ne pas s’éloigner puis je me suis enfoncée dans l'ouate. Non loin, des chevaux, des pottotaks, race de trait, immobiles comme s’ils m’attendaient. Puis ce sont dessinés les cercles millénaires, sagement alignés, si modestes dans la solitude des lieux. L’on a dénombré dans cette nécropole protohistorique 26 cercles de pierre ou harrespila, l’usage de la langue basque est judicieux, hypothèse linguistique, celle-ci remonterait à l’âge de la pierre. La première fouille fut menée en 1914 par René Gombault et publiée en 1935, les fouilles reprirent en 1968 révélant l’ampleur de l’ensemble archéologique composé de 10 dolmens, 63 tumulus, 107 cromlechs et 232 fonds de cabanes ; émergea l’interprétation d’une nécropole sacrée. L’on tenta de reconstituer le rite funéraire qui se pratiquait. Le ou les défunts étaient incinérés sur une couche d’argile, les cendres étaient recueillies et conservées alors que débutait l’édification du cromlech. Un cercle était tracé que l’on creusait de cinquante à quatre-vingt-dix centimètres de profondeur. Au centre de la fosse été répandue l’argile ayant servi de socle à la crémation sur lequel étaient déposés les ossements. Alors était édifié un nouveau bûcher. Ces restes ont permis de dater au carbone 14 la nécropole dont la construction s’étend sur une période allant d’environ 2300 à 400 ans avant notre ère. Les cendres étaient recouvertes d’un amas de blocs de grès puis d’une couche de la même argile récupérée de la crémation. Enfin l’on comblait la fosse de la terre exhumée tout en édifiant le péristalithe – les pierres levées sur le pourtour du cercle, dont n'émergent aujourd’hui que les sommets. Sur ces sites ne subsiste aucun mobilier funéraire, pas de bijou, de poterie ou d’arme. Les vestiges sont aussi infimes que le rituel est élaboré. Demeure le mystère des mânes. Disposition, alignements et tangences ne sont pas hasardeux. Ces cercles sont-ils eux aussi des horloges des cieux ? Du cromlech le plus remarquable, constitué d’une quarantaine de pierres réparties le long d’un cercle de sept mètres de diamètre, émergent deux monolithes qui marquent avec précision l’axe NO-SE. La tradition basque a porté jusqu’à nous, vivants, croyances et rites solsticiaux – pérennité que l’on attribue à la lente christianisation de ces terres pyrénéennes ainsi qu’à la conservation d’une société paysanne de tradition orale.
Eguzki-lorea, la fleur-soleil, la Carline acaule, baromètre végétale pour les fonctionnalistes, a fermé son cœur. Dans la brume blanche j’ai craint de me perdre, j’ai retrouvé mon chemin et mes enfants, petits soleils.

Carline acaule, la fleur soleil

Le dolmen du col de Paü

Le col de Paü ou col de de la paix, ouvre le vallon béarnais de Labrénère en fond de vallée d’Aspe sur celui aragonais de Las Foyas de Santa Maria, entre les sommets du Cotdoquy (2 019 m) et du pic de Burcq (2 105 m). Nous passons par le dernier village, assailli par les visiteurs qui peinent à se garer en ce mois de juillet, le cirque dolomitique de Lescun fait l’unanimité touristique. Nous rejoignons le GR10 depuis le plateau d’Itchaxe, cinq véhicules sur le petit parking prévu pour les randonneurs.

Grand soleil, la pente embaume : aconits et ancolies, œillets sauvages et œillets de Montpellier, iris des Pyrénées – honneur aux fleurs. Sur le talus du sentier, à l’ombre de grands hêtres, pic fruitier pour la fraise des bois. Les petits doigts picorent, difficile de faire avancer mes deux gourmands ! D’autant que le chemin est parsemé de framboisiers cachant dans leur ramage au revers argenté les premiers fruits prêts à être savourés.
Les chocards, bande joyeuse et joueuse, égaient le fond de la vallée. Sur les pentes raides nous espérons voir quelque isard, dont la gracile silhouette orne l’emblème du parc national des Pyrénées que nous venons religieusement de pénétrer. Cette haute vallée fut le refuge des derniers ours bruns pyrénéens. Dans l’écrin rocheux serpentent les ruisselets, les graminées quand elles n’ont pas été soigneusement tondues par les ruminants ploient sur la pente. Des cabanes du Pénot ne subsistent que de ravissants vestiges, grangettes et abris de petits moellons de pierre dont à une exception près, une bicoque au toit végétalisé, ne subsistent que quelques murs. La dalle sur laquelle s’asseyait le berger est toujours là, accolée à la cabane, ouverte au paysage, à la vue sur ce col qu’est la paix, nous nous y asseyons. Le lieu est parsemé de gros blocs de granit alignés. Ils forment des enclos curvilignes qui parquèrent le troupeau, ou reposent solitaires et énigmatiques. Je trouve mon dolmen aux dimensions lutines, le végétal le cachait au regard, protégé des épines d’un énorme églantier et d’une armée de grandes orties ! C’est bien lui : six orthostases supportent perpendiculairement deux dalles de couvrement. Petit, discret et impeccablement architecturé. Une boîte pleine de secrets ouverte sur le levant, plein est.
Une pente raide mène au replat de la cabane de Bonaris, nouveau quartier du pâtre. Nous nous y réapprovisionnons en une eau délicieusement douce et glacée. J’observe la cabane confortable du berger et sa terrasse surprenante faite du remploi de nombreuses dalles granitiques taillées converties en tables, banquettes et muret d’enceinte. Le berger nous salue :
— Avez-vous croisé le troupeau des brebis ?
— Non, les vaches seulement.
— Elles ont filé en Espagne !
Les vieil homme est affable, je le questionne sur les mégalithes. De longue date, leur présence en ce lieu est connue, m’affirme-t-il. Sur le versant espagnol le long du rio Aragón Subordán continuent de s’essaimer les vestiges mégalithiques. A hauteur du col les pierres dressées sont tombées, ajoute le berger. On les a réutilisées. Quant au petit dolmen des fées, il ne l’a même pas remarqué…

Le Grand menhir de Counozouls

8 août 2018 - Gorges de Saint-Georges, journée caniculaire, les touristes font la queue pour le frisson d’une descente en rafting. Les flots de l’Aude dévalant depuis les sommets du Capcir ont creusé la roche calcaire de cette haute vallée de gorges sensationnelles : un canyon aux parois atteignant 300 m et distantes d’une vingtaine de mètres.
Dans une forêt mixte, se dresse le Grand menhir de Counozouls. Ce n’est que récemment que lui a été taillée une placette dans le bois qui l’ouvre au regard avec en arrière-plan le triangle rocheux de Montorgueil. La forêt ferme la vue sur le col de Souls voisin comme sur le cours de l’Aigrette en contre-bas. D'une hauteur de 8 m 90, on le dit le plus haut des Pyrénées, pour un poids estimé de 50 à 70 tonnes. Taillé sur une base carrée et posé sur une pente de forte déclivité, des blocs eux aussi taillés supportent l’imposant menhir. De nombreux amas de rocs sont parsemés dans le bois alentours, sont-ce des vestiges ? Mes enfants n’hésitent pas à identifier des dolmens démembrés. Il y a aussi ces murs de pierre de taille le long de la route, qui se distinguent du type habituel des murets de pierre sèche. Le jeu des questions sans réponse est ouvert, d’autant que je n’ai trouvé aucun rapport de fouille archéologique. D’où le bloc granitique provient-il ? Il n’a pas été détaché des falaises calcaires environnantes. Les sites mégalithiques étudiés ont souvent dissocié lieu de fondation et lieu d’extraction, une moyenne de transport de quatre-vingt kilomètres depuis la carrière a été établie, laissant les spéculateurs bien démunis quant au transport de certains blocs monumentaux. Au travers des Pyrénées se retrouve le mythe de géants bâtisseurs, premiers pâtres du néolithique, à la longévité exceptionnelle tel Millaris et à la force redoutable tel Tartaro.
Les archéologues ont découvert à la base des dolmens du charbon permettant une datation. Ces cendres étaient-elles des restes de crémation et la pierre dressée l’esprit pétrifié des ancêtres, le phallus des morts ? Les femmes avaient coutume de s'y frotter pour être fécondées, pour qu’un esprit vienne dans leur chair s’incarner. Posait-on un lit de charbon pour amplifier la conduction du magnétisme tellurique ? Les mégalithes marquaient-ils des points de force du courant tellurique ? Servaient-ils d'amplificateurs voire de générateurs comme certaines études tendent à le prouver ? Il n’y a pas de consensus, il y a des chercheurs, passionnés. L’étude d’Howard Crowhurst révèle que ces peuples anciens possédaient une connaissance géodésique étonnante : de la rotondité de la terre, de sa polarité et de ses dimensions ; ce que confirment les mesures que ce mathématicien relève grâce aux technologies informatiques et satellitaires.

Nous poursuivons notre route par le Col de Jau (1 506 m) ouvrant sur la vallée de la Castellane dans les Pyrénées-Orientales, un menhir brisé git sur le replat. Sur le bitume érodé de la route départementale, nous croisons trois voitures et trois vélos. Depuis le col de Jau s’évase la cascade de douces pentes, terrasses verdoyantes dévalant l’aplomb des falaises. Nous pénétrons le PNR des Pyrénées catalanes. Un saut du pays de Sault au Fenouillèdes. Lentement s’opère un changement de végétation : entrent en scènes les figuiers, nuages sinoples et odorants, les chênes pédonculés mutent en chênes verts. Le végétal, comme les pierres, roule vers le soleil méditerranéen.
Plusieurs tours de base carrée rappellent cet obélisque des bois, le Grand menhir de Counozouls : la tour du Col de Jau et celle de Mascarda qui gardèrent les frontières du royaume de Majorque, le clocher catalan du village médiéval de Mosset. Les alentours du village de Mosset ont été l’objet de fouilles archéologiques qui ont mis à jour des traces d’habitat préhistorique et de vestiges mégalithiques.

Dolmen du Col del Tribes

Depuis Molitg-les-Bains, nous rejoignons le GR du Tour du Fenouillèdes. Le soleil zénithal jette un voile blanc sur le massif du Canigou, les stridulations crissent, les buissons exhalent la garrigue : genévrier, thym, romarin, sauge, armoise – fusion enivrante d’arômes. Hors du sentier pierreux, le bris des tiges sous nos pas soulève des nuages de criquets. Les garçons ont ouvert la chasse aux orthoptères et capturent de beaux spécimens, d’espèces aussi variées qu’inconnues.
Entre roche et genêt, le dolmen du col del Tribes s’ouvre au sud sur le pic du Canigou (2 784 m), l’Olympe des catalans. Symétrie élégante et structure légère dans la chaleur pesante.
On nous observe, nous levons la tête, le pic de l’Estanyol est tour de guet de chèvres roves, une espèce caprine proche de l’antilope par ses longues cornes de section triangulaire et torsadée. Que font-elles là ? Elles ont été introduites pour défricher et entretenir des zones inaccessibles. Les biquettes contribuent à prévenir les incendies, merci !
Plus loin le Roc Jalère émerge, les blocs de granit que les vents ont poli se supportent tendrement. Cairn, couvrement d’un abri de berger, nous contournons le dolmen de Campoussy. Le secteur mégalithique du haut Fenouillèdes s’étend dans les coteaux, le long de l’ancienne voie romaine et d’un chemin de pèlerinage menant à Saint-Jacques de Compostelle.

Dolmen du Col de la Llosa

Ce dernier fait partie d’un large ensemble se répartissant sur les hauteurs du village de Saint-Michel de Llotte entre les Serrats d’en Jacques à l’est et celles del Ginebre à l’ouest. La garrigue s’est faite maquis, forêt de chênes verts, bruyères arbustives, arbousiers, cistes et lauriers. En bord de la piste caillouteuse quelques grands chênes lièges ont été dépouillés de leur précieuse écorce.
Le terrain est pentu, le couvert végétal dense et fermé. Il ne va pas être aisé de trouver un coin où bivouaquer. Nous nous arrêtons au dernier mas, belle construction de pierre sèche ocre rouge entourée de parcelles terrassées. Le lieu reclus a ses propriétaires, un couple de personnes âgées, et la propriété ses lois. Je me présente pour demander l’hospitalité. On m'interroge et je montre patte blanche : oui je ne fume pas, oui je ramasse mes déchets, oui je surveillerai mes enfants. Nous sommes autorisés à planter la tente. Papi se détend et se révèle charmant, mamie apprivoise les enfants. Nos grands-parents de fortune se sont-ils souvenus de ce leitmotiv des contes pyrénéens : malédiction à celui qui refuse l’accueil au voyageur ?!

Notre poursuite dolménique se prolonge en balade le long d’un ravissant sentier. Dans le couchant, une brise agite et soulève le feuillage olivâtre dont le revers clair scintille. Sous cette terre aride, de l’eau, nous découvrons une source captée dans le roc. Un petit canal incisé dans une dalle de schiste guide le filet d’eau vers un large bol de terre cuite, à l’extérieur la tuyauterie puis la citerne sont de plastique, mais dans la niche bâtie de pierre qui recueille l’eau l’ambiance est féerique ! Un beau chêne en garde l’entrée, un rideau de lierre en préserve l’intimité. Le silence que calfeutre une fine mousse, la veille de patientes araignées, la fraicheur des pierres, la volupté de l’eau. Dones d’aigua, fadas, encantats, la grâce d’une fée.
Retiré au cœur d’une adorable chênaie, le dolmen du Col de la Llosa. Les gravures de sa dalle de couvrement ont été publiées en 1949. Le site a été fouillé et restauré par Jean-Philippe Bocquenet dans les années 1990. Son tertre de pierre bordé de gros rocs s’étend sur dix mètres de diamètre, une allée s’y creuse dans l’axe est-ouest et conduit en son centre au dolmen. Une allée cercle le cairn, bordée d’un collier de pierres. L’entretien du lieu est soigneux. La chambre d’une hauteur d’un mètre cinquante s’ouvre vers le levant. Nous nous y reposons puis dînons sur la table du dolmen. Décompte des nombreuses cupules et autres signes mystérieux, Nil fait un bond, il est assis sur un N ! Dans la pierre est creusé un petit bassin qui stocke de l’eau, les garçons y déposent un champignon en guise de donnation. Les lieux ont de longue date été visités et le culte des morts n’a pas toujours été respecté, la chambre funéraire a été vidée de son contenu et son sol creusé au point de compromettre la stabilité du dolmen avant sa réfection. L’Association archéologique des Pyrénées-Orientales s’unit autour d’un objectif de conservation et de valorisation du patrimoine mégalithique.

Retour au camp, concerto d’insectes nocturnes, bourdonnements, vrombissements, stridulations ; les cigales cymbalisent un amour fou, l’imbrication des chants me transporte dans une transe sonore.

Dolmen d’Aygues Tortes

26 août 2018, sur les alpages luchonnais les prairies de fin d’été commencent à roussir comme la robe des vaches tarentaises qui y paissent. Cap sur les hautes montagnes, entrée dans les Hautes-Pyrénées. En quête du dolmen d’Aygues Tortes, dans le fond de la vallée du Louron, au pied du Pic Schrader (3 177 m). Le village vacance de Loudenvielle, alignements gris des chalets d’hébergement touristique et alignements blancs des rutilants camping-cars. C’est la saison, base de loisir, les pédalos parcourent le lac, les parapentes tournoient dans le ciel, les badauds arpentent le village. Direction le Pont du Prat d’où partent les randonnées, les grangettes sont coquettes et les ruches dans les près. A l’approche de la grande centrale hydro-électrique, un réseau arachnéen de câbles noirs est relié aux hauteurs, les parois sont gainées de conduites forcées et le lit du torrent raviné par les lâchers de barrage – peut-être écolo mais pas beau. Fin de route, une toute dernière place d’un parking complet m’attend.

En marche pour le refuge de la Soula. Sur la pente boisée les sapins longilignes rivalisent dans leur course vers le soleil. En bord de sentier des framboises mûres, gouttes de sang savoureux me tombent dans les doigts et quelques cèpes poussent aux pieds des conifères, Nature quelle générosité ! Des panneaux sur le parcours parlent du sentier d’autrefois dont les nombreux et longs lacets minimisaient les risques de chute et de fatigue. Pas de temps à perdre, de nombreux itinéraires bis tracent tout droit dans la pente. Depuis les crêtes d’Aubagnes puis le long des profondes gorges de Clarabide, le chemin est aménagé, rendant la balade accessible aux nombreuses personnes âgées que je croise : murets, marches et rambardes ponctuelles, terrain accidenté lissé de ciment. Le pic des Pichadères verse une larme d’argent. En surplomb des gorges, une madone en prière, La Santette veille. Il y a du trafic piéton, des bouchons parfois mais la montagne rend aimable, on se salue et l’on bavarde volontiers. Un berger descend suivi de border colleys, un patou clôt la file, le patapouf s’arrête à ma hauteur tout sourire, battant de la queue, attendant une caresse. Le berger s’exaspère de son gardien de troupeau ! La neste de Clarabide, tendre creux où se trouve le refuge privé de la Soula, attenant à une seconde centrale hydro-électrique, propose le gîte et le couvert. Tea time, on time ! Je poursuis le cours de la Clarabide qui fourche en direction du lac de Pouchergues et du Port d’Aygues Tortes, au pied duquel un petit vallon du même nom abrite un dolmen rescapé des éboulis comme du temps. Le chemin devient aussi pentu qu’ardu avec de nombreux passage raides et rocheux. Je suis seule, la limite du tourisme de montagne s’atteint à un certain dénivelé, ensuite place aux espèces sauvages. Le long du ruisseau l’éclaboussure indigo des aconits napel, au bord du chemin les grappes écarlates du sureau rouge, deux espèces saturées de poison. Les myrtilles en compote à 1 500 m, sont maintenant croquantes et acidulées, je gobe et grimpe. Etincelle un mirage de lumières, les glaces du Pic des Gourgs Blancs. Sur les parois qu’effleure le soleil couchant, cela cascade d’eau comme de beauté. J’atteins la cabane du Prat Caseneuve, construction récente grand confort : poêle à bois et double vitrage, elle affiche complet. J’ai prévu de dormir à la belle étoile, j’ai rendez-vous avec la lune, qui est pleine ce soir, des températures négatives sont prévues m’avertit un alpiniste. Je longe le fil de l’eau vers le vallon d’Aygues Tortès, le calme est brisé par l’envolée d’un couple de Tichodrome échelette que je m’excuse d’avoir dérangés, les linaigrettes battent leurs petits fanions cotonneux au vent. Un cercle de suie dans le gispet, la foudre du ciel a embrasé la terre récemment. Dans ses recherches toponymiques Franz Schrader note celle de Pic Pétard pour le grand Batchimale devenu Pic Schrader depuis l’ascension que le célèbre pyrénéiste entreprit en 1878. Ce que ce doit être qu’un feu d’artifice cosmique dans la majesté de ce lieu ! Des cimes du Batchimale, les sorcières orchestraient les orages. « Les gats aroudaous », comme les nuages assombrissent le ciel, les chats noirs rôdent. Jusqu’au début du siècle passé, l’on faisait appel aux conjuraïres ou tempestaïres, ce pouvaient être un curé ou une guérisseuse, qui pratiquaient des rituels pour éloigner la grêle des cultures vivrières.

Vestiges de granges d’altitude, plus haut que le dernier ouvrage hydro-électrique. Le vallon est parsemé de blocs – pas de dolmen. Les coordonnées GPS de ces monuments oubliés sont parfois renseignées, le site participatif megalithics.co œuvre à les recenser. Le dolmen d’Aygues Tortes n'est pas pointé. Je grimpe vers un replat herbeux que j’imagine s’ouvrir sur un autre vallon, frayant dans un dédale rocheux. Un chaos de montagne dit le pyrénéiste, saupoudré de crottes d’isards toutes fraîches, ambrées huilées. Un pierrier et deux névés plus tard, le carré vert débouche sur un versant aussi pentu que minéral. Un monolithe trône, belvédère pour une pause panorama. Il se fait tard, une brise glacée s’est levée. Option un dormir là, sous le roc se trouve un abris, un sarcophage pour lit. Option deux, redescendre. Je repars à la hâte, la minuterie des lumens est enclenchée. Je redescends à point le pierrier, le rideau nocturne tombe brusquement. Le faisceau de ma frontale blanchit le sillon qu’ont creusé les foulées. Fatigue, sept heures de marche, 1 300 m de dénivelé positif, une demi-heure d'arrêt. Craignant le froid, je décide de gagner le confort du refuge. Mon attention décroche du fil blanc, je perds le sentier. Deux points lumineux, ronds, fixes, réfractent la lumière : un animal m’observe. Je le vise de ma lampe qui ne l'atteint pas. Je m'avance, il ne bouge pas, que vais-je découvrir ? Enfin la lueur saisit une belle brebis, une tarasconnaise, race de montagne altière au museau aquilin et aux cornes enroulées. Nuage de fourrure blanc, au lit Rina ! Je déroule tapis et duvet. Besoin de rien d’autre que de repos, mon corps allongé se détend, mes orteils dégainés de leur étau frétillent, mon rythme cardiaque s’apaise, une chape de ce calme profond que portent les monts se dépose comme une couverture, le ciel pour plafond. Voie lactée, « lou cami de los Amnos », le chemin des âmes de la mythologie pan-pyrénéenne. Un dernier spectacle s'ajoute à mon ivresse de beauté : lever de lune. L’astre longe les crêtes du Grauès de Clarabide en une ronde elliptique. Un jeu optique entre le feu lumineux et la roche noire projette des formes insensées. L’aube m’éveille, la brebis n’a pas bougé, je la remercie de m’avoir gardée avant de m’en retourner vers le vallon d’Aygues Tortès. Depuis la pente du Schrader mi-ombre mi-lumière, sur les hauteurs ensoleillées une petite harde d’isards fait le guet, l’eau clapote, aucun dolmen n'apparait…

Quelques cailloux semés. Je rentre en conservant mon trésor d'émerveillement.