Une chaîne de conteurs

Ma parole… il existe encore des edelweiss, des desmans et des ours bruns. Il existe encore des conteurs ! Une voix préservée, miraculeusement, dans le bruit ambiant. Une balance : la fantaisie contre l’idéologie, l’invention contre la démagogie, la multiplicité contre la propagande, la drôlerie contre le sérieux, la menterie contre la pensée unique, le plaisir contre le pince-sans-rire…
Petite Poucette rêveuse, je suis allée rencontrer des conteuses et des conteurs à travers les Pyrénées.


Jour de fête

En voiture ! Les enfants rehaussés et sanglés à leurs trônes de plastique, affichent une mine réjouie. Sortie du dimanche. On descend de la montagne en Clio. L’étroite route sinueuse nous conduit du hameau à la vallée. Puis nous longeons l’Ariège jusqu’au village de Montgailhard où a lieu La fête du conte. Le vaste écomusée des Forges de Pyrène fourmille de conteurs. Nous – moi, mes fils, le public – sommes émerveillés. Des salles d’exposition aux recoins du jardin, de l’auditorium à la cage d’escalier, il n’est pas d’espace où la voix ne résonne. Nous écoutons de vieilles et belles gens : accent occitan, accordéon et tradition. Nous écoutons de jeunes et joueuses personnes, jonglant avec les arts : théâtre, cirque, culture contemporaine. Nous écoutons des voyageurs dont la narration nous porte vers d’autres horizons. Des conteuses et conteurs face à leurs auditeurs, sinon rien – rien de spécial, ni effet, ni éclairage, ni sonorisation, ni mise en scène, ni décorum. Seulement l’écho des mots. Une ritournelle nous convie à chanter à la volette : Mon petit oiseau a pris sa volée ! C’est sur mon épaule qu’il vint se poser. Et dans mon oreille j’ai eu un baiser… Dense journée, je suis interpellée. Je demande à un bénévole estampillé d’un badge :
— D'où viennent tous ces conteurs ? 
— Du périmètre, me répond-il.
L'enquête est ouverte... Clic clic pendulaire, au feeling, au sentiment, conteuses et conteurs où vous trouver ?


Dans les Pyrénées orientales et catalanes, Gérard Jacquet

Boles d’angels que s’envolen.

Soixante-cinq ans, artiste polyvalent : auteur, musicien, chanteur, peintre, conteur... poète ! Sous mes doigts le grain d'un de ses livrets : Dolces nafres (Douces plaies dans la traduction de son auteur). Noir du mot sur le blanc de la page, éclair du haïku, couchers du soleil. Hommage à celui-ci dont les vers titubent, à celui-là dont la parole vole, ces poètes qui ont traîné le monde : Bukowski, Ginsberg, Kerouac dont les mots vagabondent au ciel comme leurs maîtres.
En route ! L’Aiguillon, une crête de falaises calcaires comme une feuille de papier froissée pointe l’est. Mer vallonnée de monts, des éperons s’élèvent les forteresses cathares : Puivert, Puilaurens, Peyrepertuse, Queribus. Les platanes sont rangés comme à la revue et la garrigue buissonne. Le solstice d'hiver qui point embaume le myrte et le thym. Entrée en Fenouillèdes, toponymie parfumée, les bornes longeant la petite route signalent de quatre griffures rouges sur un fond jaune d’or, l’entrée en Pays Catalan. Entre les petits carrés de vignes, Le Train jaune passe. Plus loin la vallée s’évase en une large plaine. Le lacet noir se tend, droit devant, en Roussillon. Je dévie vers le maquis que domine le Massif du Canigou. Le clocher carré de Millas surplombe le bourg, le cours de la Têt est déferlant, à la terrasse du dernier café règne une animation désespérée. Je me gare et sillonne les ruelles de briques. Ding-dong dit la sonnette, Gérard Jacquet m’ouvre sa porte. Une brèche dans la fractale cristalline, invitation du regard :
— Entrez ! 
Un ours peint d’un aplat violet monte la garde dans le salon, dressé sur ses deux pieds. Le chat tourne autour des miens. Une collection de guitares et de luths est exposée.
— C’est dans cette maison que vous avez grandi ?
— Non mais je suis né tout près, dans un mas de la plaine du Ribéral.
Maison et langue maternelles.
— Les adultes entre eux parlaient catalan, aux enfants on parlait français. Le français, c’était la langue des études et de l’ascension sociale. Le catalan, c’était le passé, la vigne. Cette langue on ne me l’a pas transmise, je l’ai volée !
À seize ans, dans sa conviction d’adolescent, Gérard décide de s’exprimer en catalan.
— Le catalan est issu du latin vernaculaire, à l’époque gallo-romaine. La source latine est mêlée de langue celte et ibère. Parmi les cents métiers que j’aurais aimé exercer, il y a celui de linguiste ! Le catalan littéral, standard, a été fixé au début du 20ème siècle après des travaux de recensement menés dans toute la Catalogne espagnole et andorrane. Malheureusement, côté français, nous avons été oubliés, m’apprend Gérard qui a publié Le petit dico d’aqui consacré au truculent catalan roussillonnais. Ces trois volumes font suite à l’émission radio participative du même nom qu’il anima sur France Bleu Roussillon, son employeur de trois décennies. Les mots ou expressions sont mis en contexte, et c’est en plus d’une expédition linguistique, une exploration des mœurs locales. Un exemple : le batedor (se prononçant batadou), c’est le battoir. En quelques lignes nous voilà au temps des lavandières. Autour de cette corporation, tout un vocabulaire, qui contrairement aux objets et gestes de ce temps, demeure en usage. Ainsi on colle toujours des coups de batadou !
Gérard Jacquet a treize ans quand sa maman lui offre sa première guitare, il s’entraîne à jouer Georges Brassens, Graeme Alwright, Georges Moustaki, Neil Young.
— Je ne connaissais que quatre accords lorsque j’ai commencé à écrire des chansons.
Il compose de la musique folk qu'il chante en catalan. Plus jeune encore, à l’école communale, il commence à raconter :
— Nous nous asseyions en cercle, le meilleur orateur se plaçait au centre, plutôt que de jouer des poings, on jouait avec les mots. J'aimais susciter l’émotion : faire peur, faire rire. Depuis l’enfance, des histoires, j’en entendais... 
Fifine et Mado sont les deux grands-tantes qui au mas gardent les petits quand les adultes sont occupés par le travail agricole. Les deux vieilles, assises au coin du feu, tricotent ou reprisent. Elles bavardent et chantonnent. Au pied des jupes noires, les enfants entendent des récits ancestraux.
Dans les années 1980, durant une décennie, Gérard réalise une collecte de contes locaux pour France Bleu Roussillon.
— J'enregistrais de vieilles personnes conter en catalan. Une fois l’émission terminée, j’avais un pincement au cœur à archiver les bandes sur une étagère. J’avais le sentiment d’enterrer pour la seconde fois ces histoires oubliées. C’est ainsi que je me suis mis à les conter. 
Gérard devient conteur sans difficulté : il a par la musique l’expérience de la scène, par la radio celle de la parole, par le chant celle de la voix. Il a le statut d’intermittent et un réseau de relations dans le monde du spectacle. Il conte pendant une quinzaine d’années, le plus souvent en Catalogne du Sud, plus active culturellement.
— À ma connaissance, je suis le seul à conter dans ce catalan propre au Nord et à piocher dans ce répertoire d’ici.
Côté Sud catalan, il existe des centres de formation au conte, des programmes de conservation, de nombreuses publications de recueils. Côté Nord catalan, l’apprentissage de la langue connaît un renouveau grâce aux réseaux d’écoles des Arrels et des Bressola où l’enseignement linguistique se fait par immersion. Gérard Jacquet officie régulièrement en tant que traducteur dans l'édition. Il prête sa voix à des enregistrements publicitaires.
— Je suis devenu un ambassadeur du catalan du Nord. Cela fait deux ans que je suis à la retraite, je manque de temps pour me consacrer à tous mes projets. J'ai notamment des contes à transcrire...
Revoici La Fourmiguette, entendue de Josephine et Madeleine Nuixa, à Sant Feliu de Munt :
Hi havia un cop una Formigueta, il était une fois une Fourmiguette, qui s’en allait à Jérusalem, pobreta, pauvrette. En partant, elle a dû traverser la rivière. C’était l’hiver, la rivière était toute glacée. Alors, la Fourmiguette essaya de traverser en marchant sur la glace. Bien sûr, elle glissa et se cassa la cameta, la jambette. La Fourmiguette demanda :
Givre, givre, que m’has trencat la cameta ?! Glace, glace, pourquoi m’as-tu cassé la jambette, à moi qui m’en allais à Jérusalem, pauvrette ? La glace lui répondit :
I a ne jo, qu’el sol me fa fondre ! Que devrais-je dire, moi que le soleil fait fondre ? Alors la Fourmiguette, se tournant vers le soleil :
Sol, sol, perqué ? Soleil, soleil, pourquoi fais-tu fondre la glace ? Et depuis le ciel, le soleil dit :
I a ne jo, que la bruma m’amaga ! Que devrais-je dire, moi que le nuage cache ?
Bruma, bruma, perqué ? Nuage, nuage, pourquoi caches-tu le soleil ?
I a ne jo, qu’el vent me fa correr ! Que devrais-je dire, moi que le vent fait courir ?
Vent, vent, perqué ? Vent, vent, pourquoi fais-tu courir le nuage ?
I a ne jo, que la paret m’arresta ! Que devrais-je dire, moi que le mur arrête ?
Paret, paret, perqué ? Mur, mur, pourquoi arrêtes-tu le vent ?
I a ne jo, qu’el rat me forada ! Que devrais-je dire, moi que le rat troue ?
Rat, rat, perqué ? Rat, rat, pourquoi troues-tu le mur ?
I a ne jo, qu’el gat me se menja ! Que devrais-je dire, moi que le chat mange ?
Gat, gat, perqué ? Chat, chat, pourquoi manges-tu le rat ?
I a ne jo, que l’home me truca ! Que devrais-je dire, moi que l’homme bat ?
Home, home, perqué ? Homme, homme, pourquoi bats-tu le chat ?
I a ne jo, que la mort me s’emporta ! Que devrais-je dire, moi que la mort emporte ? Devant la mort, la Fourmiguette s’est écriée :
Ai, qu’el món és mal fet ! Mais que le monde est donc mal fait ! Mort, mort, de t’emporter l’homme ! Homme, homme, de battre le chat ! Chat, chat, de manger le rat ! Rat, rat, de trouer le mur ! Mur, mur, d’arrêter le vent ! Vent, vent, de faire courir le nuage ! Nuage, nuage, de cacher le soleil ! Soleil, soleil, de faire fondre la glace ! Glace, glace, de me casser la cameta, la jambette, à moi pauvre Fourmiguette, qui m’en allais à Jérusalem, pobreta, pauvrette !
Nous partageons un sourire contemplatif.
— J’aime le registre à la fois enfantin et profond de ce conte aller-retour, commente Gérard avant d'évoquer le projet qu'il entretient d'un spectacle mixant conte et art vidéo.
— Je suis tendu entre respect de la tradition et créativité. J’ai souvent perdu mon public ! Certains venaient pour un concert et entendaient des contes en catalan. J’ai toujours fait ce qui me plaisait, voilà tout.


Sur le fil du conte, Sophie Decaunes

Foix, un froid mois de décembre. Dans les ruelles du centre médiéval, un alignement de sapins monte la garde des magasins aux vitrines apprêtées. Sur son roc, le château domine la ville basse. Dans les combles d’une haute maison, niche Sophie Decaunes, trente-six ans. « Artiste de proximité », « artiste touchatou » : chanteuse, accordéoniste, crieuse publique et conteuse. Elle m'accueille emmitouflée de plusieurs couches de lainages :
— Choc thermique de mon retour d’Inde, je me suis enrhumée. 
Le studio est douillet, peintures aux murs, plantes et livres. Sophie prépare le chaï dans le coin cuisine. Sur la terrasse s’empilent les valises vintage, le sac à dos est resté à portée de main dans l’entrée. L’odeur du thé convie au voyage. Nous remontons le temps, enroulons le cocon, en banlieue parisienne, dans l'appartement familial, une chambre de fillette :
— Sous mon lit en mezzanine, j’avais ma cabane. 
Maman vient y faire la lecture. Sophie y écoute des cassettes de contes dont l’histoire ne finit jamais : un bon moyen d’entourlouper les parents et de retarder l’heure du coucher ! Les mots ronronnent. « Ting » cristallin invitant à tourner la page d’un livre que la petite n’a pas en mains.
— Ma première vraie expérience du conte a lieu plus tard chez François Debas et Charlotte Irvoas. Le couple de conteurs organisait des veillées dans leur appartement. Assis en cercle autour d’un foyer de bougies, chacun y allait d’un jeu de mots, d’une devinette, d’un virelangue, d’une chansonnette… et le récit devenait collectif. 
Sophie étudie à l'université le théâtre qu’elle pratique dès le collège. Au sortir de ses études, elle travaille comme chargée de relations publiques et d’actions culturelles dans un théâtre jeune public.
— Cet emploi m’a dégoûtée de ce monde d’une culture se prétendant supérieure. J’ai démissionné. 
Sophie entretient le souhait d’une culture populaire et vivante.
— Quand j’ai invité mon grand-père à assister à ma première création, il m’a demandé si tout le monde pouvait comprendre mon spectacle. Nous partageons un langage commun : celui de l‘émotion. Là est le terreau de mon travail. 
Tout simplement, pour autant, Sophie entreprend de nombreux et longs apprentissages en chant, danse, jeu d’acteur, improvisation, clown, musique… Elle passe un diplôme d'animatrice et monte ses premiers spectacles destinés aux enfants. Dans les Pyrénées, elle participe à un stage de conte nature auprès de Louis Espinassous. Pour ses trente ans, elle s’offre une année sabbatique qu’elle consacre à un projet baptisé CAP, Curieux des autres possibles :
— C'était un tour de France des alternatives positives. Je n’écoutais plus les infos, je m’étais coupée de ce flux de négativité et j’avais envie de découvrir ces lieux de changement dont j’avais entendu parler. Je souhaitais rencontrer des conteurs et des chanteurs traditionnels. J’étais élève de l’école des Glotte-trotteurs à Paris, j’avais à mon répertoire des chants d’un tas de pays mais je ne connaissais pas la tradition d’ici. En Normandie, l’association La Loure qui collecte du patrimoine oral, m'a accueillie. J’ai débarqué dans leurs locaux demandant à connaître leur travail et aussi si je pourrais y dérouler mon duvet pour la nuit ! Durant un colloque au Havre, une grande fête sur le port m'a époustouflée : la musique, les larges rondes, les chants à répondre… Je voulais en être !
Durant ce périple français, Sophie s’initie à l’accordéon diatonique qui devient son compagnon de route.
— Cet instrument qui fait danser est l’héritage des campagnes que j’étais allée chercher.
De retour, Sophie prend la résolution de se consacrer professionnellement à l’art. La musique, le théâtre, tout autant que le conte, la tentent. C’est par une exposition : « Voyage sur la terre ferme, exposition poétique et sensible » qu'elle débutera. Après un séjour à l'écovillage de Sainte-Camelle, elle s’installe en Ariège. Premiers festivals de conte et premières commandes d'institutions. Sophie n'est pas encore parvenue à faire les cachets permettant d’accéder au statut d’intermittent.
— J’ai traversé des moments difficiles en tant qu’artiste, j’ai fait le choix de vivre précairement, mais ce qui me nourrit dans ce que je fais, c’est de prendre mon pied !
Son dernier spectacle est programmé au Léo de Foix, lieu associatif tout à la fois auberge, espace culturel et club de loisir. J'y retrouve Sophie, toute jolie dans sa robe brodée, le chignon piqué d’une fleur et le visage magnifié d’un maquillage léger. Scénographie épurée, un rideau noir et une chaise de bistrot. Oser rougir est une histoire osée : celle d’un couple qui va s’aimer par-delà les années et ce depuis la prime enfance. Lumière sur l’artiste. Pépiements printaniers de l’accordéon, la conteuse nous transporte au jardin de papi. Ça fleure bon la jonquille et les espiègleries.
— Viens, on va se cacher !
On donne la main aux deux bambins qui se glissent dans la cabane au fond du jardin. Ils se croient seuls mais papi veille, papi les couve :
— Mes ptis moineaux… 
Des bisous, des comptines, les pioupious font des trucs qui les rendent joyeux. À l’adolescence, ça se complique, c’est la crise :
— Non mais tu comprends pas ! Il m’aimera jamais ! C’est l’homme de ma vie, je peux pas vivre sans lui ! Plutôt mourir !!! 
La bonne copine réconforte la désespérée d’un brownie au chocolat. La conteuse passe du hoquet larmoyant aux gloussements. Enfin, ça y est ! Il lui a donné rendez-vous ! Elle en rêve, ils vont camper tous les deux. Elle a déjà les pieds dans la prairie, les yeux dans les étoiles, le corps contre son amoureux. Le jour J, il pleut. Et pas qu’un peu, il tombe des cordes. On monte la tente les pieds dans la boue, les cheveux ruisselants.
— Passe-moi les sardines, dépêche-toi ! Attention la toile s’envole !
À l’abri, la conteuse chuchote :
— Ça va ? T’es sûre, on le fait ?
— Oui. 
— J’ai un peu peur… 
— Moi aussi… 
— Ça va ? 
— Oui.
— C’est fini ? 
— Ben oui. 
Plus tard, on continue de jouer : aux époux, au papa et à la maman, au travailleur et à la femme au foyer. Conteuse crispée :
— Lancer la machine à laver, préparer le petit déjeuner, on va être en retard… Tu t’es lavé les dents ? T’as pris ton sac de sport ? Mais dépêchez-vous, on va être en retard ! 
Un tour de chaise, livraison des gamins, retour à la maison :
— Étendre le linge, passer l’aspirateur, faire les courses, nettoyer la salle-de-bain, repasser le linge, cuisiner le dîner… 
Les jours se répètent tandis que la conteuse tourne autour de sa chaise.
— Lancer la machine à laver, préparer le petit déjeuner… 
Le temps s’emballe, la conteuse tourne de plus en plus vite autour de sa chaise.
— J’en peux plus ! Y en a marre ! Je pars !!! 
Elle ne part pas bien loin, la voilà sur la place du village. Et c’est autour de la fontaine qu’elle se met à tourner. La conteuse fait de grandes enjambées, toujours autour de sa chaise. Elle tourne en rond comme sa colère. Au bord de la mare, ça commence à jaser, ce sont les crapauds :
— Croâ quôa, mais qu’est-ce que t’as ? Croâ quôa, mais qu’est-ce que t’as ? 
— C’est à moi que vous parlez ? J’ai rien ! Mêlez-vous de vos affaires !!! 
— Croâ quôa, mais rentre plutôt chez toi ! 
Elle rentre chez elle. Si tout le monde est devenu fou, un personnage reste sage : c’est le papi. Il est toujours là pour réconcilier la maisonnée. Trick track, il a plus d’un tour dans son sac.
— Mes ptits calmez-vous, regardez, je vous offre un jeu de dés. Vous voudrez bien y jouer ? Vous savez, dans la vie les jeux ne sont jamais faits. Dans la vie on peut toujours tout rejouer… 
Dernier souffle de l’accordéon, s’éteint la ritournelle que la conteuse pianote.


Le conteur des cimes, au refuge de l'Espingo

Jean-Marc Biolley, soixante ans, est depuis vingt ans conteur de grand chemin. Il est l'héritier d'un pépé conteur qui l'a élevé dans un village du Luchonnais. Rendez-vous en ce mois d'août, sur le parking des départs de randonnée. À l'initiative du Club Alpin Français, le Conteur des cimes se produira en refuges sur le massif des Gourgs-Blancs. Une itinérance au sommet ! Des publications sur les réseaux sociaux et une communication dans les principaux lieux touristiques de la vallée, de Bagnères-de-Luchon à Loudervielle, ont diffusé l’information. Notre groupe, limité à vingt-cinq personnes pour la randonnée contée, est complet.
Béret vissé, le conteur nous attend planté au centre du parking des départs de randonnée, appuyé sur un long bâton au bois noueux. Il porte un gilet et des guêtres de cuir, une besace en bandoulière. Nous le rejoignons. Chacun est dûment équipé : les chaussures de randonnée sont lacées, les sacs sanglés, les bâtons de marche en main. Les doyens, un couple élancé aux fins cheveux blancs, approchent les quatre-vingt ans. Un enfançon ouvre de grands yeux sur le décor, perché dans un sac de portage, au dos de son papa.
— C’est souvent à la demande de leurs enfants que les familles s’inscrivent, m’apprend Jean-Marc. Les parents voient l’opportunité de faire marcher les gamins sans râler, aujourd’hui nous parcourrons 11 km avec environ 1 100 mètres de dénivelé positif.
Le conteur entonne l’accent chantant :
— Dans les Pyrénées, tout comme chaque grange, chaque borde, chaque fermette, chaque orri termine par un pignon, tout bon pyrénéen qui se respecte porte un béret. La coutume s’est un peu perdue aujourd’hui... constate-t-il en lorgnant nos casquettes d’estivants.
— Tout bon Pyrénéen qui se respecte porte un béret et en possède deux dans sa garde-robe. Celui de tous les jours, tout petit, porte les senteurs de nos montagnes.
La calotte noire retournée nous est présentée.
— Humez la violette printanière, les fleurs de prairie, le serpolet, l’œillet, le millepertuis, l’iris (des Pyrénées) tellement enivrant…
Le conteur arbore une mine extatique tandis que quelques nez fourrent le feutre.
— Respirez l’odeur des bêtes, de nos vaches, les gasconnes, de nos brebis, les tarasconnaises… 
Mouvement de recul et nez froncés.
— Le second béret c’est celui du dimanche. On le porte pour aller à la messe ou pour les jours de fêtes, à la foire, à la Saint-Jean, à la Noël. Il est beaucoup plus large, beaucoup plus noir, beaucoup, beaucoup, plus élégant. 
Le conteur se rechapote.
  — C’est celui que j’ai mis aujourd’hui, puisqu’on est de sortie et avec du beau monde… 
Clin d’œil à notre jolie doyenne aux joues rosies. Volte-face :
— C’est parti !
Nous empruntons un bout du GR10, passons le barrage d’Oô et ses impressionnantes chutes d’eau. Une grimpette dans les lacets rocailleux de l’ombrée, en direction du cirque de l’Espingo. Dans la palette pastel du granit, les petits lacs naturels ont mêlé le vert de la lisière végétale au bleu du ciel.
— Des teintes de Calanques ! s’exclame le conteur. J’y viens depuis petit, on montait pêcher avec mon pépé. 
Une couronne de monts forme une arche à l’horizon. Le panorama est spectaculaire.
— On peut voir d’ici treize sommets de plus de 3 000 m. Nous nous trouvons dans la zone la plus alpine des Pyrénées : Le grand Quayrat, le Pic de Perdiguère, les Pic du Seil de la Baque, de Spijeoles, de Belloc. Plus loin, le Pic de Boum, le Lézat, le Maupas, l’Aneto, le point culminant de la chaîne.
Sur l'estive que baigne une lumière rasante, paissent les brebis. Le soleil passe derrière la montagne, la grosse bâtisse de pierre nous accueille. Le dîner sera bientôt prêt. La salle est bondée, les soixante couchages du refuge sont réservés et de nombreuses tentes sont dressées aux alentours. Avant le service, le gardien annonce le spectacle :
— On déplacera les bancs pour une veillée contée au coin du feu. 
Jean-Marc tête nue (que dirait son Pépé que ni le vent d’autan, ni la tramontane n’ont jamais décoiffé de son béret ?) épie et écoute incognito sa future audience.
— Je récupère des informations : qui vient d’où, qui apprécie tel ou tel plaisir culinaire, qui prévoit telle ascension ou a vécu telle mésaventure… 
Le conteur a remis son béret et fait face au public. Le brouhaha s’estompe. Au rythme de la flamme, les ombres dansent et le visage du conteur s’anime.
— Chez nous, le feu est un rituel encore plus ancien que nos montagnes. Le maître du feu est à la fois sorcier et divin. Ce rituel du feu, il l’a observé dès l’enfance, il l’a appris à l’adolescence, il l’a pratiqué et il l’a maîtrisé durant toute une vie. Le rituel du feu, on le commence toujours de la même manière. Toujours. On prend une feuille de journal mais attention pas n’importe laquelle… Elle ne provient pas de n’importe quel canard. Elle provient de la Dépêche du Midi : l’essence régionale !
Le conteur roule le R avec emphase, extrayant d’un rectangle virtuel la précieuse feuille, avant de la froisser.
— On enflamme le papier qui embrase le petit bois. C’est du bois de noisetier, ni trop gros ni trop fin. On attise avec le bouffadou. 
Démonstration, le feu enfle. Quand on a une belle flambée, on ajoute deux grosses bûches, du hêtre de la montagne. Voilà pour le rituel du feu, immuable. Mon pépé disait, qu’on juge la qualité d’une maison non à la qualité de ses pierres, mais à la qualité de son feu.
La musique dans l’âtre crépite, le bois pète, les braises grésillent. Ça siffle, ça chuinte et ça halète dans la cheminée ouverte.
— On est responsable de la flamme qu’on allume. Le feu meurt toujours de solitude. Il en va de même pour les choses de la vie. On est responsable de la flamme qu’on allume. Le feu meurt toujours de solitude...
Le conteur enchaîne les histoires, comme l’énergie du feu, elles enrobent l’audience, elles réchauffent.


Sophie Barrère, de la petite histoire à la grande Histoire

Lourdes, les passants parlent l’espagnol et l’allemand. Il est midi, les effluves des restaurants sont cosmopolites : kebab turc, pizza italienne, curry indien, paëlla à la bodega, fish and chips vinaigré au pub irlandais, des chinois à tout va, le Tibet est aussi représenté. Puisse la gourmandise faire loi. Je gagne l’office de tourisme, à la rencontre de Sophie Barrère, trentenaire aux trois professions : guide conférencière, animatrice et conteuse.
— Tu es déjà venue à Lourdes ? s’enquiert-elle.
— Non et je ne me suis pas documentée, je suis vierge sur le sujet !
— Alors dis-moi ce que tu associes à Lourdes ?
— Bernadette.
— Et voilà comment on occulte une histoire qui commence avec des grottes préhistoriques. Il y a aussi une ville romaine et ses voies sous nos pieds, une place forte médiévale, plus tard passeront les pyrénéistes… Et que sais-tu de Bernadette ?
— Qu’elle était bergère.
— Elle l’a été trois semaines de sa vie et n’est jamais montée en estive. L’Histoire religieuse a exploité différents symboles : la montagne à gravir, le paysage enchanteur, le pâtre qui guide le troupeau.
Sophie m'offre une visite contée. Nous pénétrons un bâtiment : le Cachot. Dans cette ancienne prison, fut logée à partir de 1857, une famille dans la détresse, celle de Bernadette Soubirous. Sophie remeuble la pièce vide et humide de ses mots :
— De part et d’autre se trouvaient deux paillasses : l’une pour les parents, l’autre pour les quatre enfants. Dans la famille Soubirous, cinq enfants sont morts en bas âge. Près de la cheminée, il y avait une table et un banc. On puise l’eau quotidiennement à la fontaine la plus proche. On fait ses besoins dans la cour du fond. Le père sort de prison. La légende dit qu’il a perdu son travail au moulin parce qu’il s’y montrait trop généreux. La vraisemblance est que comme beaucoup, soit qu’il ne parvienne plus à joindre les deux bouts, soit que l’alcool l’ait perdu, il a pu contrevenir à la loi. Ne trouvant plus de travail régulier, le père devient journalier. Sa femme assure la subsistance de la famille par son travail de lavandière. Les enfants travaillent aussi. Bernadette a quatorze ans, elle n’a jamais été à l’école, elle descend au bord du Gave et ramasse pour les revendre des fagots de bois mort.
Nous suivons le chemin de Bernadette jusqu’à la ville basse. Aux abords de la grotte des apparitions, la foule se densifie. Outre la grotte de Massabielle, le sanctuaire enceint comporte trois massives basiliques, diverses chapelles, un confessionnal géant, un espace médicalisé pour les malades et de nombreux bâtiments réservés à l’administration et à la sécurité. Je contemple les mosaïques de la basilique Notre-Dame du Rosaire. À la suite des pèlerins, j’effleure la roche noire de la grotte abritant la source qu’a mise à jour Bernadette. Je bois à l'une des fontaines une goulée glacée.
— La mythologie de l’eau, l’eau qui purifie, l’eau qui guérit, l’eau des fées, est millénaire dans les Pyrénées. D’ailleurs le premier témoignage de Bernadette parle d’une Dame blanche. Parmi les pèlerins, certains sans être chrétiens, des indiens notamment, viennent vénérer l’eau.
Une passerelle franchit le Gave, petit Gange grondant. Après l’eau, le feu : un alignement d’autels luit de mille flammes.
— Ce bâtiment de béton, conçu à la manière d’un auditorium, est une église, m’avertit Sophie.
Assemblage de blocs de béton précontraint, la basilique souterraine Saint-Pie X est équipée d'une massive sono et d'écrans géants.
— Surprenant ! Et le point de départ est l’histoire d’une jeune fille… Comment expliques-tu que ses paroles aient pu prendre une telle ampleur ?
— Il y a cette particularité que Bernadette rapporte des visions multiples, se déroulant de février à juillet 1858. Ainsi lors de sa dernière visite à la grotte, la jeune fille est entourée d’une foule. Ils sont un millier à squatter la grotte et assistent aux extases de Bernadette auxquelles ils ont le sentiment de communier. L’ordre public est perturbé. On se bouscule pour boire l’eau de la source et Bernadette est harcelée. Le préfet fait construire une barrière et interdire le site. Les dernières descentes à la grotte auront lieu à distance de celle-ci. Au fil de ces cinq mois, l’Église tout autant que la police tentent de démêler le vrai du faux. L’évêque de Tarbes a établi une commission d’enquête. L’enfant est examinée par des psychiatres. Elle est longuement interrogée et reste cohérente. Par la suite elle sera instruite à l’Hospice, entrera dans les ordres et reportera à l’écrit son expérience. À son décès en 1879, le clergé enquête trois années avant d’adresser une demande de canonisation au pontificat. Avant de la rendre publique, l’Église achète ce vaste terrain, une zone marécageuse qui alors ne valait rien. Ces événements ont lieu à une période où l’Église est mise à mal par les avancées de la science, l’expression d’une pensée athée, les prémices d’une société matérialiste. Bernadette, enfant innocente et issue du peuple, va attiser la foi de ceux qui pourraient la perdre. Le Vatican fera ouvrir sa tombe à trois reprises et rendra sa sanctification effective en 1933.
Pour Sophie la petite histoire désacralise la grande et à l’inverse, le conte, plus qu'un divertissement, porte un enseignement. À suivre… Dans la soirée, je retrouve Sophie pour le spectacle qu’elle donne à Cauterets. Pas un flocon de neige en ce deux janvier mais un amas de touristes. Architecture coquette Belle Époque. Un carrousel fait tourner les bambins. Des jongleurs crachent le feu sur une placette. Dans la salle de spectacle de l'hôtel, les petits ont été mis en pyjama et placés au premier rang. Ils attendent doudou en main. Les papis et mamies n’en finissent pas de sortir de table. Sophie monte sur scène :
— C’est l’histoire d’un vieux berger. Il est en estive au Marcadau, passé le Pont d’Espagne, vous connaissez ?
Le public connaît.
— Ce vieil homme est beau comme sa montagne. Il a la beauté de ceux qui ne regardent jamais leur image dans un miroir. Il est assis sur son banc, une dalle de pierre accolée au mur de sa cabane. Avant lui, son père s’asseyait sur ce même banc de pierre. De là, le regard porte vers le Sud, vers l’Espagne. Et c’est de là que par le passé, au crépuscule, le berger avait vu arriver une silhouette… Elle avait surgi et affolé les bêtes qui bêlaient à tue-tête. Le chien courait et aboyait pour rassembler le troupeau paniqué. La forme se rapprochait... L’ours !!! Le berger avait bondi, il s’était précipité sur son fusil. Il avait visé, il avait manqué tirer !
Les petits se sont levés pour mieux assister à la scène.
— Ce n'était pas un ours mais un homme ! Heureusement que le berger n’avait pas tiré… Le berger se précipita au secours de l’homme chancelant. Ce n’était pas un homme, mais une femme ! Elle était très mal en point, le berger la conduisit dans sa cabane. Il fallut des jours, durant lesquels le berger la soigna, avant que la femme parle. En espagnol, elle lui raconta Franco, la dictature, la guerre civile, le fratricide, son désespoir, sa fuite. » La conteuse rappelle :
— Ces réfugiés espagnols, il fallait les cacher. Arrivés en France, s’ils étaient pris, on les internait dans des camps de concentration – c’était la terminologie officielle de l’époque. Quand on les mettait dans des trains pour les ramener chez eux, ils étaient fusillés à l’arrivée. Le berger savait, il avait gardé la femme et patiemment, lui avait appris le français. Un jour, ils étaient descendus ensemble dans la vallée. Le berger avait présenté la femme comme une cousine venue l’épouser. De cette union un petit berger était né. Ce berger, toujours là, assis sur son banc... L’Espagne de sa mère était restée un secret, si ce n’est cette chanson du soir dont il se souvient. Quand la vallée se couvre d’une mer de nuage, dans la brume, il part naviguer.... 
En espagnol, la conteuse chante la mélopée qui berçait le petit berger. Le spectacle fini, un couple s’approche pour discuter. La grand-mère hoche la tête comme pour effacer la période franquiste qu’elle évoque. Son époux demande à la brune Sophie :
— Vous êtes d’origine espagnole ?
— Non.
— Nous l’avons cru…


Ladji Diallo, de Paris aux Pyrénées, du Mali à sa vallée

Comédien, chanteur, auteur et conteur, l’agenda de l’artiste déborde de dates aux quatre coins de la francophonie. Il me reçoit dans son village du Lourdais. La chaîne des montagnes scintille sous un ciel d'azur, le Pic du Midi caracole drapé de blanc bleuté. Dans les ruelles resserrées, les hautes maisons mitoyennes se tiennent coude-à-coude. Ladji m’ouvre sa porte et me raconte son histoire, celle d’un conteur s’étant baptisé l’Africain des Pyrénées. Une grande fratrie dans un petit appartement. Parfum d’enfance à Belleville, enclave colorée aux confins de Paris. L’essence du Mali emplit le logement, ce sont les effluves de la cuisine de maman. S’ils ont quitté leur pays, la vie est dure en France aussi, les parents tentent de la simplifier à leur progéniture. Ils réservent le bambara à leur intimité, ils taisent ce Mali douloureusement laissé. Pas un conte de la savane à l'heure du coucher. Ces sept petits français feraient leur chemin libérés du passé. L’intention était sage, les enfants le sont moins. C’est ainsi que le petit Ladji qui a grandi, part à la découverte du tabou Mali. Une pièce manquait au puzzle de la personne : « Si tu ne sais pas qui tu es, je sais qui je suis, je suis le Mali. » Dans son spectacle intitulé Maliroots, l’animal totem prend Ladji à parti. Dans plusieurs des langues maliennes, Mali signifie hippopotame, toponymie fondatrice d’un empire légendaire par Soundiata Keïta, le royal griot. Monde malien qu’approche un petit parisien. Ladji a vingt ans quand il atterrit au Mali. Il y trouve tout à la fois une famille, un pays, un univers de mœurs et de traditions, la facétie des relations, un tourbillon de sensations. Philosophant sur ce sentiment qu’est l’identité :
— Être malien, être pyrénéen, être français, mon territoire est avant tout celui qui me permet d’être ce que je suis et de l’exprimer.
De retour à Paris, Ladji découvre la diaspora culturelle malienne, côtoyant la famille de cet authentique griot que fut Sotigui Kouyaté. Footballeur professionnel, acteur de cinéma, comédien fétiche de Peter Brook, metteur en scène, Sotigui Kouyaté connut enfant l’initiation traditionnelle des griots mandingues. « Sotigui Kouyaté a transmis son art à ses descendants. C’est auprès de son fils Hassane, que j’ai fait mes premiers stages de conte. 
Ladji est lancé. Il faut conter dès que l’occasion se présente, lui a-t-on commandé. Il mêle à ses débuts de conteur son bagage théâtral et ses talents de musicien. Rapidement il trouve sa place, travaille en tant qu’intermittent, crée ses spectacles que sa compagnie La divine fabrique, se charge de promouvoir.
C'est au Centre social de Cantepau, au nord de l’agglomération d’Albi, que j'assiste à Ma vallée, un truc de fou ! À la sortie du périphérique, entre barres d’immeubles et zone commerciale, une maison de quartier bien équipée. Derrière les lourdes portes insonorisées de la salle de spectacle, une pente de strapontins moelleux. Les rangs du fond sont pleins d’adolescents, des garçons majoritairement, peaux colorées, touffes frisées, sourires taquins. Ça chahute et les éducateurs encadrant réprimandent. La scène s’éclaire, Monsieur le directeur monte présenter le spectacle et donne d’ultimes consignes :
— On éteint les téléphones. On ne se lève pas. On reste assis à sa place. On ne parle pas. On écoute.
Le conteur commence par une chanson qu’il accompagne à la guitare. Elle dit son émerveillement devant toute cette vie qu’abrite la montagne, cette grande dame qui sous la caresse du soleil, s’éveille. La montagne prend vie, le vent souffle dans les feuillages, la prairie s’anime de petites bêtes, dans le ciel tournoient les rapaces, sur les parois grimpent les isards…
— Les zizars ? C’est quoi ça ? 
— Chut !!! Une espèce de biche, tu sors d’où toi ?! 
Quand Ladji évoque le blaireau, « rho-rho-rho » j’entends ricaner. Le spectacle raconte une maturation, celle d’un adolescent débarqué du bus d’une colonie de vacances alors que l’aube point sur les montagnes et celle d'un artiste ayant fait ce pari risqué, alors que débute sa carrière à Paris, de s’installer dans les Pyrénées. Il nous rapporte La légende de Pyrène, campant ses différents protagonistes :
— Autrefois là où aujourd’hui se trouvent les montagnes des Pyrénées, vivait un peuple de bergers dont le roi se nommait Bébryx. Mais ce dont on se souvient jusque de nos jours, ce n’est pas du souverain, c’est de sa fille, la sublime Pyrène. Tous les princes des royaumes environnants la courtisaient, sans effet. Jusqu’au jour où se présenta Hercule, celui des douze travaux, un demi-dieu tout de même... Hercule nous honore de sa visite ! La nouvelle se répandit par-delà les rivières, par-delà les collines. Tout le royaume se déplaça jusqu'au château.
— C’est Hercule ?! C’est lui ?? 
Le conteur enfle son torse et prend une pose héroïque.
— C’est lui !!!
Le public est invité à acclamer le héros.
— Hercule ! Hercule ! Hercule !... 
— Une grande fête est donnée. Une table somptueuse est dressée, la vaisselle d’or est garnie des plus fines victuailles, dans les calices coule à flot le plus délicieux des vins, des brassées de fleurs embaument l’air et les bardes chantent le valeureux Hercule.
— Hercule ! Hercule ! Hercule ! clament les ados en liesse, harangués par le conteur.
— Il s’en retourne des limites du monde connu ! Il a traversé les mers. Il a traversé les déserts. Il est allé où nul homme ne s’était aventuré ! Ses exploits nous sont parvenus et ont devancé sa venue ! Gloire à Hercule !
— Hercule ! Hercule ! Hercule ! gueulent les gamins.
— Le lion de Némée, il l’a terrassé ! L’animal était si puissant que sa peau (tout ce qu’il reste de lui aujourd’hui) est à l’épreuve des flèches, des épées et des javelots.
Le conteur défile, exhibant la toison invisible du féroce lion.
— Hercule ! Hercule ! Hercule !
— L’hydre de Lerne décimait l’Argolide de son souffle mortel. Chacune de ses neuf têtes de serpent d’un coup d’un seul Hercule décapita !
— Hercule ! Hercule ! Hercule !
— Hercule n’écoutait plus l’hommage qui lui était rendu. À chaque banquet c’était la même chose : on ne cessait de l’encenser, c’était lassant, d’autant qu’il venait de remarquer assise à l’autre bout de la table, Pyrène ! Hercule était subjugué et que dire de Pyrène…
Le conteur rend à lui seul, l’échange de regards suggestifs.
— Sous le couvert de la nuit, le couple se réunit. Pyrène invite Hercule à vivre auprès d’elle : Ensemble nous serons bergers. Hercule emboîte son rêve : Je protégerai le troupeau et dans notre foyer, tu fileras la laine au fuseau. Les deux amants se sauvent. Nul ne sait où ils sont allés. C’est la belle saison, Hercule et Pyrène picorent des myrtilles et s’enivrent du parfum des rhododendrons. Leur vie est un paradis quand le froid s’annonce. Les oies sauvages fendent le ciel de leur formation. Pour Hercule, c'est le signe du départ, ses travaux ne sont pas achevés. Il part sans se retourner. Il abandonne Pyrène qui porte la vie. C’est cette heureuse nouvelle qu’elle allait annoncer à son bien-aimé. Elle ne le trouve plus, il a disparu.
Le conteur part désespéré. 
— Pyrène appelle Hercule. Elle le cherche, traverse la forêt, les taillis, les ronciers, les marais... Elle devient folle, elle court, elle ne cesse de courir.  Le visage du conteur se crispe :
— L’enfant ! C’est un serpent qui s’échappe de son ventre ! Pyrène reprend sa course. Elle court… Elle ne retrouva jamais Hercule. Elle s'arrêta et mourut là, seule dans le bois, sur la terre de ses amours. Plus tard, Hercule revint. Se présentant au roi Bébryx, il demanda Pyrène. On ne l’avait plus revue. Il s’affola. Il dévasta le bois, il abattit les arbres, il brûla les fourrés. Enfin il découvrit des ossements blanchis. Sur la dépouille de Pyrène, il déposa des rochers. Il en déposa encore et encore… comme pour épuiser sa peine. À force c’est une montagne, une vraie montagne qu’il érigea, une montagne à la hauteur de ses amours perdues. Les Pyrénées sont le tombeau de Pyrène. Hercule y a enfoui son amour. Creusez un peu et vous trouverez, l’amour y demeure pour l’éternité.


À la chasse au parpaillou, Louis Espinassous

Les contes c’est comme des papillons, leur œuvre est d’enchanter le monde. (en introduction au recueil Mille ans de conte sur les sentiers, éditions Milan)

Virée en vallée d’Ossau, à la recherche de Louis qui garde les brebis sur l’estive surplombant la station d’Artouste. Dans le coffre le matériel de bivouac, à l’arrière mes deux garçons, sur le siège passager une pile de livres parmi lesquels les Contes de la Montagne et Mille ans de conte sur les sentiers – deux recueils foisonnants dont Louis Espinassous est l’auteur. Ce dernier a collecté et collationné, écrit et réécrit des contes du monde entier et des Pyrénées en particulier. Quatre décennies d’écriture « au fil de l’oreille », de pratique du conte et de formation à l’art de conter, manifestent son vœu : « Puissent les contes réintégrer leur chemin oral parfois plurimillénaire ».
Quelques montagnes plus tard, Louis me reçoit chez lui à Buzy. Nous nous installons dans la maison auprès des souvenirs de Louis, soixante-huit ans aujourd'hui. Vacances champêtres à la ferme corrézienne des grands-parents - le repère du jeune Louis qui avec ses parents déménage constamment. Il a quitté la Beauce pour la Bretagne quand il entre au lycée où il devient aussi « le raconteur », le terme de conteur n’est alors plus pratiqué que par les ethnologues.
— Pour une grosse bêtise, je ne sais plus laquelle, je m’étais trouvé raflé pour une colle. La salle d’étude est close, le pion nous a oubliés. On poireaute sur les escaliers, un copain dit une blague, et moi, le nouveau, je me mets à raconter Le petit homme vert, Le garde-boue qui chicotte… Je suis inspiré et tout le monde rigole. Le lundi matin, des camarades viennent me réclamer les histoires drôles dont les collés leur ont parlé !
On le sollicite, il anime les noces et les baptêmes familiaux. En terminale, il monte sur la scène du foyer étudiant devant plusieurs centaines de personnes. Il écoute en boucle ses 45 tours de Fernand Raynaud.
— Ce sera mon auto-formation. Sans pouvoir les qualifier ainsi, j’analyse et je comprends le comique de répétition, l’absurde et le quiproquo, le jeu de rôle de différents protagonistes en changeant de façon de parler ou d’accent… Je commence à bosser.
Louis lie ce goût pour l’oralité à son enfance paysanne. En classe préparatoire à Poitiers, il obtient une bourse de voyage Zellidja.
— J’enfourche Caroline, ma mobylette, mon fidèle destrier depuis le lycée, et je pars en Allemagne.
Dans la Forêt Noire, le garde forestier promène un groupe d’enfants, Louis les suit. Herr Hockenjös les guide, leur parlant des essences d’arbres et du pic noir. De retour de promenade, il peut nommer le métier qu’il envisage :
— Je ferai Herr Hockenjös ! Le métier d'éducateur nature n’existant pas, Louis s’enquiert des possibilités s’offrant à lui auprès du ministère de la Jeunesse et des Sports. Il évoque son idée d’user du conte comme outil pédagogique, le fonctionnaire qui le reçoit n'est autre que Michel Valière, ethnologue spécialiste du conte populaire. Louis est initié aux spécificités de la littérature orale :
— Un genre à part entière. On y fuit la description, on se concentre sur l’action et ses rebonds. On pratique beaucoup la répétition qui est le sel de l’oralité…
Louis poursuit ses études puis s'installe dans le Béarn où il travaille en tant qu’éducateur spécialisé.
— Je contais beaucoup. Mon premier auditoire en tant que professionnel, fut des enfants placés. Ce fut un sacré entraînement…
À vingt-sept ans, il débute une mission de vingt-cinq ans pour Jeunesse et Sports au sein du Parc National des Pyrénées. Il y développe ses recherches en éducation à l'environnement et mène des travaux naturalistes et ethnographiques. Il est CTP : conseiller technique et pédagogique.
— C’était un emploi fabuleux, j’étais libre dans mes recherches. La consigne était d’entreprendre des choses intelligentes dont les jeunes puissent bénéficier. Ce statut n'existe malheureusement plus sous cette forme. J’ai d’ailleurs quitté mon poste quand on a souhaité me confiner dans un bureau de l’administration.
Dès sa prise de fonction, Louis entreprend une recherche sur le conte. Il commence par collationner ceux ayant pour thème la Nature : les animaux et les plantes, les constellations, les formations géologiques, les phénomènes climatiques… Il court les bibliothèques, archives et bouquinistes en quête de recueils épuisés, épluchant les vieux livres et éprouvant l’authenticité comme la cohérence naturaliste des récits. Il entreprend également un travail de collecte.
— En vallées d’Aspe et d’Ossau, j’ai entendu conter en béarnais pour la première fois.
Louis prend des cours de langue béarnaise et intègre immédiatement à son répertoire les contes recueillis. Reçu par la famille Adam, il prend note du récit de la grand-mère dont le frère, Jean d’eth Lop, a tué le dernier loup en 1919. La sœur recompose, la peau du loup « court ».
— On faisait courir la peau : le chasseur empaillait la dépouille de l’animal et passait de ferme en ferme pour quêter en monnaie ou en nature un petit quelque chose en remerciement d’avoir débarrassé ce que la communauté considérait comme un nuisible. Il s’agissait le plus souvent d’un renard ou d’un blaireau.
Le grand-père Adam fixe Louis de ses gros yeux, ce dernier renvoie au vieil homme un regard débordant de son bonheur à écouter. Le vieil homme se met à conter :
Un còp era, il y avait une fois un meunier. Il était marié. La nuit de noce était déjà loin. La journée terminée, il allait se coucher. Sa femme restait auprès du feu, elle filait. Hiela, hiela, elle filait, jusqu’à ce que… chaque soir c’était pareil… Batsarra ! Une hada, une fée, descendait par la cheminée. Et elle lui faisait des misères à cette pauvre femme. Puishèu, pagaille, son écheveau de fil, c’était un sac de nœuds. Et le meunier, son mari, chaque matin, il trouvait la pagaille. Il demandait à sa femme :
Quèy aço
— La femme avait peur, elle répondait rien. Elle craignait la hada. Le mari insistait :
Quèy aço ?
— Elle finit par lui dire. Le soir même, le mari passe les vêtements de sa femme, c’est lui qui va rester auprès du feu. Il prend la quenouille. Il a descendu le capulet jusqu’au nez, il baisse la tête pour cacher son visage. Il attend. Au coin du feu, il a posé le toupi, la marmite où il a mis à fondre la graisse de cochon. Il attend... Batsarra ! La hada arrive par la cheminée. Et tu parles, elle voit bien que c’est pas la femme !
E qui t’apèras tu ? T’es qui toi ?
Que m’apèri Medish ! Je m’appelle moi-même !
Medish… Elle a pas le temps de finir sa phrase, que tiens ! il lui balance la graisse bouillante du toupi. La hada hurle et lui, il crie :
Que m’apèri Medish !
— La hada remonte la cheminée en hurlant. Elle est sur le toit, elle appelle à l’aide :
Viahòra ! Viahòra ! Les hadas arrivent, elles l’entourent et elles lui demandent qui lui a fait ça.
Qu’ei Medish ! Qu’ei Medish !... 
— C’est toi-même ?! Si c’est toi-même, débrouille-toi toi-même. Elles l’abandonnent là. Chez le meunier, la hada, on la revit pas.
Heureux qui comme Ulysse, rusé qui comme Medish. Et le grand-père Adam d’enchaîner sur un autre conte, puis un autre encore. Louis quitte la table familiale repu d’histoires. La belle-fille le raccompagne et lui dit en aparté :
— Ça fait quarante ans que j’habite cette maison, je n’avais jamais entendu mon beau-père conter.
Jean Adam dans sa jeunesse était un conteur repéré, puis il s’était tu.
— Suite à ma visite, il s’est remis à conter ! se réjouit Louis. Il avait retrouvé la fierté d’une culture que l’on avait humiliée. Jean Adam avait quatre-vingt-deux ans et jusqu’à sa mort à quatre-vingt-seize ans, on pouvait l’entendre lors des fêtes du village de Lourdios.


La mythologie basque contée par Ixabel Millet

Ixabel (à prononcer Ichabel) a soixante-deux ans, elle est autrice, marionnettiste et conteuse – kontalaria in euskara. Elle a pour spécialité la mythologie basque qu’elle met en scène dans ses créations et enseigne. J’aborde le Pays Basque : vallons verts et piémont rocheux bleu. Dans le ciel, des écheveaux gris que tricote de-ci de-là un rayon de soleil. Bain d’air marin, mon nez frétille dans l’embrun. Depuis la plage je rejoins la vieille ville d’Hendaye qu’habite la conteuse. De petits immeubles aux bardages et balcons de bois, un terrain de pelote entre les jardinets coiffés de palmiers et de pins parasols. De la place haute, l’horizon s’ouvre sur l'estuaire de la Bidassoa. Ixabel émerge d’une rue pentue, m’adressant un énergique signe de reconnaissance assorti d’un chaleureux sourire. Révélation concernant son prénom :
— Ixabel est mon nom de scène, que j'utilise aussi dans ma vraie vie.
— Mais alors tu n’es pas basque ?
— Si, d’adoption.
Ixabel a grandi en région parisienne mais réside aux Pays Basque depuis ses vingt-trois ans. Elle a suivi son compagnon qui s’en retournait au pays natal.
— L’amour du monsieur est passé, celui pour le Pays Basque est resté.
Achevant un cursus d’Histoire à l’université, elle s'installe à Bayonne.
— Dès mon arrivée, je m’inscris au Gau eskola, gau signifie nuit, c’est le cours du soir pour apprendre le basque. Personne de mon entourage ne parlait basque quand je suis arrivée, mais l’apprendre m’a paru une évidence !
L’euskara est une langue aux origines aussi lointaines que controversées.
— C’est une langue unique, sans parent. Le peuple premier des Quechuas la considère comme la seule langue indigène d’Europe et accepte pour cette raison de partager avec ses dépositaires ses mythes et ses rites.
— Cette langue est si singulière qu’elle me semble compliquée. Tu as une facilité à apprendre les langues étrangères ?
— L’école m’avait étiquetée mauvaise en langues. Je suis trilingue, qu’est-ce que ç’aurait été si j’avais été bonne !
Ixabel a emménagé à Hendaye il y a sept ans, elle y exerce son art au sein de l’association Bi’Arte. Durant vingt ans, elle a résidé au Pays Basque espagnol. De ce côté de la frontière, tout l’enseignement du système scolaire public est en basque. Titulaire d’une licence de français langue étrangère, elle a enseigné le français.
— J'utilisais comme biais des contes classiques et d'autres basques. Les étudiants ne connaissaient pas leur mythologie, à leur demande je n'ai plus proposé que celle-ci. Et comme Obélix, je suis tombée dans la marmite de la mythologie basque !
— Qu’est-ce qui t'a séduite ? 
— La mythologie basque a la particularité d'être féminine. Je ne connaissais alors que la mythologie grecque, qui est à la source de notre culture et qui est masculine et pyramidale. La mythologie basque déifie les forces de la Nature. Ama Lur est la Terre-Mère. D’Ama Lur naissent Eguzki Amandre, Dame-Soleil et Ilargi Amandre, Dame-Lune. Urtzi est la divinité du firmament et Basajaun, le seigneur de la forêt. Sugaar, le serpent mâle, féconda la Mère universelle, la déesse Mari, reine divine prenant la forme d’une belle dame. Celle-ci vit dans les entrailles de la terre, les hommes la vénèrent dans les cavernes. Cette mythologie basque remonterait au paléolithique et au culte de la Déesse-Mère.
Ixabel s'immerge dans l'étude.
— J'ai lu systématiquement tout ce que je trouvais sur le sujet. Mon auteur de référence est Joxemiel Barandiaran. En même temps que cette mythologie me passionnait, je découvrais combien elle était ignorée. Dans les ouvrages généraux en anthropologie ou en philosophie des religions, la mythologie basque n’est jamais répertoriée. 
Au 19ème siècle les ethnologues ont recensé des mythes de peuples d’autres continents, le Pays Basque a attendu le 20ème siècle. Avec la fin de sa transmission orale, s'était éteint ce système de croyances. L’école a valorisé l’écrit. Le basque a été interdit. La ruralité – son économie et ses coutumes, a pris fin. La science a imposé un nouveau credo.
— L’oralité est devenue des histoires de bonnes femmes, conclut Ixabel qui travaille à rassembler ses cours en un ouvrage synthétique sur la mythologie basque.
  — Lors de conférences, je cite en introduction notre mythe fondateur de l’univers : le big bang. Cela en rend certains nerveux ! Pourquoi ? Il ne s’agit que d’une théorie. Notre monde a été géocentrique avant d’être héliocentrique. Concernant la société patriarcale, le même processus est à l'œuvre. Comme on est dedans, on ne la voit pas.
De nombreux filtres interprétatifs ont détourné voire occulté, l'esprit des contes basques qu'Ixabel s'applique à retrouver.
Ses débuts de conteuses se déroulèrent dans les écoles du Pays Basque espagnol :
— Les enfants sont le public le plus difficile, pour accrocher leur regard, j’ai appris l’art de manipuler des marionnettes. 
Une sorgina, une sorcière, repose sur une étagère. Son corps, un ample voile rouge, attend que la conteuse l’éveille. Une épaisse chevelure de tulle entoure un visage bistre duquel percent deux yeux grands ouverts.
Nous visionnons un documentaire auquel Ixabel a participé intitulé Légendes de France. Les contes sont ponctués de séquences de fiction ; Ixabel relève les incohérences iconographiques. Passe une sorcière au chapeau pointu, tout droit venue d’Halloween.
— Jamais les sorginak n’ont volé sur un balai… Pour commencer, les sorginak peuvent être des sorcières ou des sorciers. Le mot tout comme la langue basque, n’est pas genré. Dans la mémoire collective, on associe la sorgina à une guérisseuse, une sage-femme, en souvenir des procès de l’inquisition qui furent particulièrement meurtriers au Pays Basque. L'idéologie catholique fit des sorginak qui pratiquent la magie, des adoratrices de Satan. 
Ixabel éteint l’écran pour me conter Sorginberri, la nouvelle sorcière.
Bazen behin, il était une fois, dans une maison à l’écart du village, une sorgina. Elle vivait avec sa jeune servante. Pendant la semaine, elles travaillaient dur toutes les deux. Chaque semaine, quand arrivait le vendredi soir, la jeune domestique avait droit à un peu de repos. La maîtresse de maison, de son côté, s’enfermait dans sa cuisine. On entendait des kiling et des kalang ! Et on ne revoyait la maîtresse de maison que le lendemain matin. Et chaque vendredi soir, ça recommençait. Ne résistant plus à la curiosité, un vendredi en fin d’après-midi, la servante s’allonge sur son lit dans la chambre attenante à la cuisine, elle laisse la porte ouverte et reste sans bouger. Comme à son habitude, la maîtresse de maison entre dans la cuisine et sans faire attention à la servante qu’elle pense endormie, elle commence son rituel. Elle tire de dessous le foyer la lapikoa qui contient une huile parfumée. Elle ôte son tablier et se masse le corps avec l’huile. Elle peigne et coiffe ses longs cheveux… Elle sort du coffre sa plus belle robe et la passe. Fin prête, elle prononce la formule.
Pause solennelle de la conteuse avant de proférer :
Sasi guzien gainetik eta hodei guzien azpitik goaz sorginok akelarrerat !
— Il faut évidemment prononcer les formules dans leur langue d’origine mais je vais te la traduire : au-dessus des broussailles et en-dessous des nuages, nous, sorginak, allons à l’akelarre ! C'est la réunion festive des sorginak. La maîtresse avait alors disparu ! La servante n’osait pas sortir de son lit mais maintenant c’était clair, elle aussi voulait être une sorgina, elle aussi voulait aller à l’akelarre. Une nouvelle semaine passe. Le vendredi, la servante fait de nouveau semblant de dormir. Sa maîtresse se prépare, puis, sans hâte, prononce :
Sasi guzien gainetik eta hodei guzien azpitik goaz sorginok akelarrerat ! Et fffiiit ! Disparue ! Aussitôt, la servante se précipite, prend la lapikoa et imite ce qu’elle a vu faire par sa maîtresse. Comment c’était déjà ?... Elle se dévêt et se passe l’huile.
La conteuse se frotte avec des gestes brusques et impatients.
— Ensuite ?... Se coiffer ? Où est mon peigne ? Oh tant pis ! Elle passe à l’étape suivante. Elle n’a qu’une robe, elle la remet. Elle s’apprête à prononcer la formule. Comment c’était déjà ?... Au-dessous des broussailles… Non, au-dessus ? Non au-dessous, oui, c’est ça. Le plus sérieusement du monde elle dit :
— En-dessous des broussailles et au-dessus des nuages, nous, sorginak, allons à l’akelarre ! Et fffiiit ! Elle s’envole comme elle l’a dit : en-dessous des broussailles... au-dessus des nuages... en-dessous des broussailles... 
Le bras de la conteuse suit la course folle de la novice.
— Elle arriva à l’akelarre toute éraflée, les vêtements déchirés, de la terre jusque dans les trous de nez. Elle voulait être une sorgina, oui, mais maintenant elle n’a plus envie de rien et surtout pas d’aller à l’akelarre ! Épuisée, elle récite sans y penser :
— En-dessous des broussailles et au-dessus des nuages, je veux rentrer ! Non !!! Pas deux fois ! Trop tard. Fffiiit ! Elle s’envole comme elle l’a dit... Elle faisait peine à voir quand elle arriva. Devant la maison se tenait une assemblée, sa maîtresse au centre. Que faisaient-ils là ?! Hommes et femmes lui souriaient. Sa maîtresse s’avança et avec ses amis la félicita :
— Tu as réussi l’épreuve d’admission, tu es une sorgina ! Comme le veut la tradition, nous allons te donner un nouveau nom : Sorginberri, nouvelle sorcière, sois la bienvenue.
La conteuse ouvre ses bras.
— Allons tous à l’akelarre, avec la bonne formule cette fois ! Et tous ensemble prononcèrent, en basque si on veut s’envoler :
Sasi guzien gainetik eta hodei guzien azpitik goaz sorginok akelarrerat !



Le conte appelle l’écoute, l’écoute éveille l’intime. C'est une parole sage qui sait la diversité des chemins, une parole humble qui ne s’impose pas, une parole qui réjouit, une parole aimante qui laisse à son interprétation comme à son ressenti celui qui la reçoit, libre. À ses serviteurs, merci.

Ces textes sont repris du livre Une chaîne de conteurs, rencontres de conteuses et de conteurs à travers les Pyrénées *** Lien vers le livre ***